Le Manoir de Portejoie
Entre les plateaux du Vexin et du Neubourg, entre la Seine et l’Eure, le village de Porte-Joie suit la courbe du fleuve. Les coteaux dominent la Seine qui ici et là dessine plusieurs boucles. Dans l’une d’elles, dans ce plat-pays alluvial, le manoir voit défiler les péniches, les cygnes, les saisons et les époques.
Lieu dit « Port-Pinché »
Aujourd’hui, le manoir est un peu isolé des anciens villages de bateliers qui se succèdent le long de la Seine, de Saint-Pierre-du-Vauvray à Poses. Il est cerné par les champs, le fleuve et les étangs, au lieu-dit Port-Pinché. Au XIIe siècle, se trouvait-là un port qui assurait la communication entre le Vexin et la vallée du Vaudreuil. En 1196, sur l’île face au manoir, Richard Cœur de Lion fit élever une forteresse. Un pont y menait (1). C’était peu avant la construction du Château-Gaillard aux Andelys pour protéger le duché de Normandie contre son adversaire le roi de France Philippe Auguste.
Le manoir aux XVIIe – XVIIIe siècles
Le manoir date du XVIIe siècle (2). Il se compose d’un logis principal, d’un colombier et d’anciennes parties agricoles (granges, étables, écuries). Par définition, un manoir est plus modeste qu’un château, il revendique davantage son caractère agricole. Le gentilhomme, attaché à sa terre et à ses gens, gère ses terres depuis le manoir. Pierre de Roncherolles, seigneur de Pont-Saint-Pierre était propriétaire du fief de Port-Pinché. Le fils de celui-ci vendit Port-Pinché à M. de Montesquiou en 1764. Lui-même le vendit en 1780 à M. de Coqueréaumont, président de la Chambre des comptes de Normandie(3).
A l’avant, le colombier (ou pigeonnier) est l’élément remarquable du manoir, sa signature. L’agronome Olivier de Serres, auteur du Théâtre d’agriculture (1600), décrivait le colombier comme l’élément indispensable d’une exploitation moderne. Son livre, réédité durant tout le XVIIe siècle (19 rééditions jusqu’en 1675, dont plusieurs éditions rouennaises), eut une influence considérable sur les techniques agricoles. L’architecture du manoir de Portejoie met en œuvre ses principes. Au centre, le colombier, destiné à l’élevage intensif des pigeons, est un important pourvoyeur d’un engrais très recherché, la colombine, utilisée dans les jardins, les champs de blé, et pour amender certaines cultures (lin et chanvre). Pour joindre l’utile à l’agréable, le pigeonneau était apprécié pour sa chair fine. Les pratiques alimentaires du XVIIIe siècle proposent ainsi des Pigeons en « compote » (en cocotte) ; au basilic (farcis entre chair et peau, puis trempés dans une pâte à beignets et frits à la poêle) ; au court-bouillon, puis panés ; farcis dans le corps et à la broche ; enfin fricassés en morceaux poêlés ou en “ rost ” (rôti) (4). Le colombier constitue ainsi un garde-manger de proximité conservant la viande fraîche, privilège quand on sait que la viande était rare, pour le commun, ou salée.
Le colombier est aussi, comme l’atteste ici sa position centrale au cœur des bâtiments et la qualité des matériaux utilisés, un marqueur social. La possession et l’usage d’un colombier sont réservés aux seuls tenants de fiefs nobles. Aux XVII-XVIIIe siècles, le gentilhomme souhaite se distinguer des autres grands propriétaires par la présence d’un colombier. Mais leur multiplication devient la cause d’un mécontentement assez généralisé des paysans qui s’exprime dans les cahiers de doléances de 1789 : on y réclame la suppression des colombiers ou leur limitation à cause des déprédations sur les cultures de pigeons trop nombreux. La Révolution abolit les privilèges dont ceux liés à cet édifice. Le droit de chasse est accordé aux paysans. Les périodes d’ouverture des colombiers sont encadrées hors temps des semailles et des récoltes, ce qui peut aller jusqu’à huit mois dans l’année. Avec le développement au cours du XIXe siècle de l’élevage du bétail, puis la diffusion des engrais chimiques, l’intérêt porté à l’élevage colombin s’atténue peu à peu.
Une ferme de Louis Renault
L’histoire du manoir au cours du XXe siècle rencontre celle d’un chef d’industrie : Louis Renault. Celui-ci fut aussi un exploitant agricole. Il se constitue dans le secteur un vaste domaine à partir de 1906, autour d’Herqueville. En 1939, son exploitation s’étend sur 1700 hectares répartis sur cinq communes (5). Le manoir de Port-Pinché, acquis en 1923, devient l’une des 9 fermes de Louis Renault. Tout près, à Herqueville, sur une position qui domine la vallée, il fait construire un château, des annexes et en bord de Seine un hangar à bateaux. Renault est propriétaire d’un yacht, c’est un grand amateur de promenade sur l’eau. Il achète des maisons particulières pour loger ses amis ou les cadres de ses usines qu’il invite à la chasse ou à la plaisance. Le domaine se transforme en champ d’expérimentation d’engins agricoles produits par les usines surtout après 1919 quand l’industriel doit assurer la transition d’une production de guerre (chars d’assaut) à une production de paix (tracteurs). L’exploitation sert de laboratoire pour la rationalisation de la production agricole, elle anticipe ce qui se fit à partir des années 1950-1960. Certaines fermes du domaine furent profondément transformées pour s’adapter à cet objectif (nouveaux hangars, silos…). Le manoir de Port-Pinché reste en marge sans connaître de réels changements. Les lieux sont ainsi préservés. A la mort de Louis Renault en 1944, ses usines sont confisquées et nationalisées. Louis Renault a été accusé de collaboration. Le domaine agricole reste la propriété des héritiers. Son fils Jean-Louis reprend l’activité qu’il réoriente vers les productions agroalimentaires et la fabrication de matériels de bureaux. Sans grand succès, il se défait de ses terres et fermes à partir des années 1960.
Des espaces récréatifs
Les paysages ont changé depuis quatre siècles. La zone humide, entre Seine et Eure, est devenue une carrière d’exploitation. La boucle est devenue lacustre. Les sablières et les gravières ont laissé place à une base de plein air et de loisirs à Léry-Poses. Une réserve ornithologique a été créée. Poses, Mesnil-de-Poses, Tournedos-sur-Seine et Portejoie, sont désormais entourées d’eau. Cela protège de l’urbanisme galopant. Ces villages deviennent des lieux récréatifs pour citadins en quête d’espaces verts et de nature. En 1974, la ferme-manoir de Port-Pinché change de vocation pour être transformée en discothèque (le « Richard’s Club », « Au Manoir ») jusqu’en 2005. L’ensemble devient ensuite un lieu d’accueil pour les réceptions, mariages et séminaires (6) sous le nom de « manoir de Portejoie ». Sa nouvelle mission correspond aux métamorphoses du milieu. Après avoir été agricole, après avoir flirté avec l’industrie, le manoir est dévolu aux loisirs. Aujourd’hui comme hier, Portejoie épouse son temps.
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1. Dictionnaire topographique, statistique et historique du département de l’Eure, par L.-L. Gadebled, Evreux, 1840.
2. Inventaire général du patrimoine culturel, référence IA00018015.
3. Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, par M. Charpillon, tome 2, Les Andelys, 1879
4. Aline Jeanne Levillain-Hubert, Le colombier, monument d’élevage dans la Normandie de l’Ancien Régime, Thèse pour obtenir le grade de docteur vétérinaire, Université Paul-Sabatier, Toulouse, 2001.
5. Yvette Petit-Decroix et Bernard Bodinier, « Les fermes du domaine Renault d’Herqueville dans l’Eure », In Situ [En ligne], 21 | 2013, mis en ligne le 10 juillet 2013, consulté le 30 mai 2014. URL : http://insitu.revues.org/10350 ; DOI : 10.4000/insitu.10350.
6. Société d’études diverses de Louviers et sa région, Fermes, manoirs et colombiers du Pays de Louviers, 2008.
7. Atlas des paysages de Haute-Normandie, les étangs de Léry-Poses, sur http://www.atlaspaysages.hautenormandie.fr